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Les premières décisions françaises sur le devoir de vigilance

March 05, 2024

Depuis 2017, les sociétés françaises d’une certaine taille doivent établir un plan de vigilance de nature à identifier les risques liés à leur activité et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement. Si un plan est incomplet, il peut être demandé en justice de le compléter. Les tribunaux français commencent à rendre des décisions relatives à ce sujet et la première condamnation en justice d’une société a été rendue en décembre 2023.

La France est depuis longtemps l’un des leaders en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). En effet, selon l’OCDE, la France se trouve dans le Top 5 des pays les plus performants sur ce critère[1].

L’obligation légale de mettre en place un plan de vigilance

L’une des spécificités du régime légal français provient de la loi du 17 mars 2017[2] qui a créé un article L. 225‑102‑4 du Code de commerce relatif au devoir de vigilance des sociétés. Cette loi est intervenue dans un contexte de renouvellement des règles de compliance par le droit français, qui a également mené à l’adoption de la loi du 9 décembre 2016 dite Sapin 2[3].

Ce devoir concerne les sociétés anonymes françaises employant dans leur groupe au moins 5 000 salariés et ayant leur siège social en France, ou ayant au moins 10 000 salariés et ayant leur siège social à l’étranger[4].

La loi oblige les entreprises dépassant ces seuils à « identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu'elle contrôle. . . . ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation »[5].

Cette obligation est concrétisée par un plan de vigilance qui est rédigé en collaboration avec les parties prenantes. Il recense les risques et atteintes graves susmentionnées et intègre des mesures raisonnables et proportionnées pour prévenir les risques. Le plan sert également de communication transparente puisqu’il doit être publié par l’entreprise.

Jusqu’au 31 décembre 2023, ce plan de vigilance était inséré dans la déclaration de performance extra-financière (DPEF) prévue aux articles L. 225-100 et suivants du Code de commerce. Toutefois, depuis la transposition dans l’ordre interne[6] de la directive européenne CSRD (« Corporate Sustainability Reporting Directive »)[7], ce rapport doit être inséré dans le « rapport de durabilité » à rédiger par les toutes les grandes entreprises à compter de l’exercice 2024.

Les risques sont analysés au niveau de la société et du groupe-même, au regard de ses activités, du nombre de salariés et des pays d’implantation. Il s’agit d’un devoir étendu puisque le plan doit également viser les opérations des sous-traitants et des fournisseurs de l’entreprise et les risques et atteintes graves, pour les opérations relevant de leur activité commune.

Les sanctions possibles d’un manquement au devoir de vigilance

En cas de manquement d’une société à ses obligations de vigilance, elle peut être mise en demeure de procéder à une régularisation de ses obligations et, à défaut de s’y conformer dans un délai de trois mois à compter de la réception de la mise en demeure, peut être assignée en justice par toute personne ayant un intérêt à agir[8], ce qui inclut notamment les associations de protection de l’environnement[9].

Il est à noter que la mise en demeure préalable est une condition de recevabilité de l’action en justice, dont le défaut total ou la non-conformité entrainent une fin de non-recevoir[10].

Ainsi, la mise en demeure doit concerner le plan visé dans l'assignation[11], être suffisamment précise et présenter les mêmes demandes que l’assignation, laquelle ne peut comporter de demandes qui n’ont pas été soumises au débat préalable à l’introduction de l’instance[12].

Afin de s’assurer de l’efficacité de l’exécution, le juge dispose de la faculté de prononcer une astreinte à l’encontre de la société qui n’aurait pas respecté ses obligations, en vertu de l’article L. 225‑102‑4, II° du Code de commerce. Toutefois, le juge a pu écarter l’astreinte lorsqu’il apparaissait que la société avait déjà mis en place une « démarche dynamique d’amélioration »[13].

Le texte original de la loi de 2017 prévoyait une amende civile en cas de manquement aux obligations du texte ou au contenu de son propre plan de vigilance mais le Conseil Constitutionnel a déclaré cette partie du texte non-conforme à la Constitution[14].

Depuis, le texte renvoie à la responsabilité civile de droit commun pour prévenir les manquements et réparer les dommages produits par lesdits manquements[15]. Il est à noter que le Tribunal judiciaire de Paris dispose d’une compétence exclusive en matière d’actions relatives au devoir de vigilance[16].

Les premières décisions de justice relatives au devoir de vigilance

La rédaction des premiers plans par les entreprises concernées par le devoir de vigilance s’est accompagnée naturellement des premiers contentieux sur cette question.

Ainsi, en mars 2023, une action a été intentée par des citoyens mexicains et l’association allemande Centre Européen pour les Droits Constitutionnels et les Droits Humains contre EDF Renouvelables (filiale d’EDF) afin de faire intégrer dans le plan de vigilance de la société les atteintes aux droits des autochtones dans le contexte de la mise en place d’un parc éolien au Mexique. Une médiation judiciaire a été mise en place afin de permettre à EDF Renouvelables d’adapter son plan de vigilance en conséquence[17].

Plusieurs actions similaires ont été intentées contre Vigie Groupe, anciennement Suez Group[18] et TotalEnergies[19] respectivement. Ces actions ont été jugées irrecevables compte tenu du défaut de mise en demeure conforme rappelé ci-dessus.

A notre connaissance, une seule action a été jusqu’à présent déclarée recevable, celle de la Fédération des syndicats solidaires, unitaires et démocratiques des activités postales et de télécommunications (SUD PTT) à l’encontre de la société La Poste. Ainsi, par une décision du 5 décembre 2023, le Tribunal judiciaire de Paris a prononcé une injonction, à l’encontre de la Poste, de compléter son plan de vigilance par (1) une cartographie des risques destinée à leur identification, analyse et hiérarchisation, (2) des procédures d’évaluation des sous-traitants, (3) un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements après avoir consulté les organisations syndicales, et, enfin, (4) de publier un réel suivi des mesures de vigilance, qui ne se contente pas de propos généraux[20].

En revanche, le Tribunal judiciaire a rejeté les demandes de publication d’une liste exhaustive de tous les fournisseurs et sous-traitants ainsi que la mise en place de mesures visant à prévenir le travail illégal ou les risques psychologiques et de sécurité qui étaient réclamés par le syndicat SUD PTT[21].

La décision trace ainsi les premières lignes directrices prétoriennes concernant les attentes des juridictions quant à la précision et la consistance d’un plan de vigilance.

A ce jour, le contentieux lié aux plans de vigilance est peu fourni et une incertitude persiste quant aux obligations précises des entreprises depuis 2017 en l’absence de publications de lignes directrices claires au niveau national. Cependant, l’entrée en vigueur de la nouvelle Directive européenne sur le devoir de vigilance à compter de l’exercice social 2024 devrait permettre de mettre fin à de nombreuses incertitudes pour les sociétés pour l’avenir[22]. En tout état de cause, au niveau national, les premières décisions disponibles permettent d’avoir un aperçu des attentes des juges de première instance, en attendant que la Cour d’appel, puis la Cour de cassation, se prononcent.

A cet égard, la Cour d’appel de Paris, dans un communiqué en date du 18 janvier 2024, a annoncé la création d’une chambre 5-12 spécialisée sur le devoir de vigilance des sociétés, le rapport de durabilité créé par la Directive CRSD et la responsabilité écologique[23], qui permettra une harmonisation jurisprudentielle.

Ines Chaudonneret a contribué à ce LawFlash. 

Contacts

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Auteurs
Allison Soilihi (London / Paris)
Xavier Haranger (Paris)

[1] Etude MDE/EcoVadis, Performances RSE des entreprises françaises et européennes – comparatif OCDE et BICS (2023).

[2] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

[3] Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

[4] Article L. 225-102-4, I, alinéa premier du Code de commerce. Par renvoi des articles L. 226-1 alinéa 2 et L. 227-1 alinéa 3 du Code de commerce, ce devoir de vigilance est étendu aux SAS et aux sociétés en commandite par action qui remplissent les mêmes critères.

[5] Article L. 225-102-4, I, alinéa 3 du Code de commerce.

[6] Article L. 232-6-3 du Code de commerce inséré par l’ordonnance du 6 décembre 2023 n° 2023-1142, entrant en vigueur le 1er janvier 2025 pour les rapports afférents à l’exercice social ouvert en 2024.

[7] Cette directive renforce et harmonise les exigences de reporting au niveau européen en créant de nouvelles normes, dites « ESRS » (European Sustainability Reporting Standards ou Normes européennes d’information en matière de durabilité) et en élargissant le champ d’application de l’obligation de reporting à plus d’entreprises qu’auparavant.

[8] Article L. 225-102-4, II, du Code de commerce.

[9] Dans deux arrêts récents du Tribunal judiciaire de Paris, la société TotalEnergies a ainsi été assignée par six associations différentes quant au non-respect de ses obligations de vigilance, TJ Paris, 28 févr. 2023, nos 22/53942 et 22/53943.

[10] Ibidem.

[11] TJ Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100.

[12] TJ Paris, 6 juil. 2023, n° 22/03403 et TJ Paris, 28 févr. 2023, nos 22/53942 et 22/53943.

[13] TJ Paris, 5 déc. 2023, n° 21/15827.

[14] Cons. Const., Décision n° 2017-750 DC.

[15] Article L. 225-102-5 alinéa premier du Code de commerce.

[16] Article L. 211-21 du Code de l'Organisation Judiciaire.

[17] TJ Paris, 30 nov. 2021, n° 20/10246. Il est à noter qu’EDF Renouvelables a formé un recours pour excès de pouvoir contre l’ordonnance du juge de la mise en état imposant une médiation qui a été rejeté par la Cour d’appel de Paris, CA Paris, 5ème, 11ème, 17 mars 2023, n° 22/00749.

[18] TJ Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100.

[19] TJ Paris, 6 juil. 2023, n° 22/03403 et TJ Paris, 28 févr. 2023, nos 22/53942 et 22/53943.

[20] TJ Paris, 5 déc. 2023, n° 21/15827.

[21] Ibidem.

[22] Directive (UE) 2022/2464 du Parlement Européen et du Conseil du 14 décembre 2022 modifiant le règlement (UE) n° 537/2014 et les directives 2004/109/CE, 2006/43/CE et 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises.

[23] Création d’une chambre des contentieux émergents–devoir de vigilance et responsabilité écologique à la CA de Paris.