La CJUE précise les critères de validité des clauses attributives de juridiction asymétriques
16 octobre 2025Le débat de longue date sur la validité des clauses attributives de juridiction unilatérales ou asymétriques pourrait-il bientôt être résolu ? À la suite de l'arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 27 février 2025, qui établit des critères sur cette question, la Cour de cassation devrait apporter des éclaircissements attendus depuis longtemps qui revêtira une importance cruciale pour les entreprises et les institutions financières qui continuent de s'appuyer sur de telles clauses attributives de juridiction unilatérales ou asymétriques dans le cadre d'accords contractuels transfrontaliers.
Le Règlement CE 44/2001 du 22 décembre 2000, dit Bruxelles I, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, a été remplacé par le Règlement UE 1215/2012 du 12 décembre 2012 (le « Règlement Bruxelles I bis »), applicable depuis le 10 janvier 2015. Si ce remplacement visait principalement à assouplir la procédure de reconnaissance et d’exécution des décisions des États membres, il a également apporté des modifications notables au régime des clauses attributives de juridiction et à son champ d’application. Parmi ces nouveautés, on relève notamment l’extension de l’application du Règlement Bruxelles I bis aux clauses attributives de juridiction sans considération du domicile des parties, l’affirmation de l’autonomie de la clause attributive de juridiction par rapport au contrat dont elle est issue, et la précision selon laquelle la juridiction désignée est compétente sauf si la validité de la convention attributive de juridiction est entachée de nullité quant au fond selon le droit de l’État membre concerné.
Ces évolutions n’ont pas pour autant levé toutes les incertitudes, notamment en ce qui concerne la validité des clauses attributives de juridiction unilatérales ou asymétriques, qui font bénéficier notamment une seule des parties d’une option de compétence. La jurisprudence française a connu une évolution significative sur cette question, marquée par des décisions parfois divergentes.
ÉVOLUTION DE LA JURISPRUDENCE FRANÇAISE
La première chambre civile de la Cour de cassation, dans une décision du 26 septembre 2012, [1] avait jugé invalide une clause attributive de juridiction qui soumettait une partie (la cliente) à la compétence exclusive d’une juridiction (en l’espèce les tribunaux du Luxembourg), tout en donnant à l’autre partie (la banque luxembourgeoise du groupe Rothschild) la possibilité discrétionnaire de saisir le tribunal du domicile de la cliente ou « tout autre tribunal compétent, à défaut de l’élection de juridiction qui précède ». La Cour avait considéré qu’une telle clause était potestative et donc contraire aux principes de sécurité juridique et de prévisibilité. L’arrêt avait à l’époque été très critiqué par certains auteurs du fait de son fondement qui avait considéré, d’une part, que le choix de la banque luxembourgeoise dans la clause attributive de juridiction ne constituait pas une condition discrétionnaire dont dépendait l’exécution du contrat et, d’autre part, que le Règlement Bruxelles I bis ne pouvait être interprété au regard du droit français des contrats.
Dans deux arrêts des 25 mars 2015 et 7 octobre 2015, la première chambre civile de la Cour de cassation avait quelque peu infléchi sa position.
Dans l’arrêt du 25 mars 2015 (arrêt Crédit Suisse), la Cour de cassation avait considéré qu’avant de faire application de la clause asymétrique (en l’espèce rédigée dans des termes proches de ceux de l’arrêt Rothschild), la Cour d’appel aurait dû vérifier que les options de compétence ouvertes au Crédit Suisse reposaient sur des éléments objectifs, sous entendant qu’une telle clause peut être valable pour autant qu’elle respecte l’objectif de prévisibilité et de sécurité juridique poursuivi par la Convention de Lugano du 30 octobre 2007.
Dans l’arrêt du 7 octobre 2015 (arrêt Apple Sales International), la clause attributive de juridiction était asymétrique mais les options étaient fermées (choix entre les juridictions irlandaises ou les juridictions du lieu du siège social du revendeur ou les juridictions des Etats dans lesquels le fournisseur avait subi un préjudice). La Cour de cassation avait cassé l’arrêt d’appel pour erreur de fondement textuel, tout en soulignant que la clause répondait bien au principe de prévisibilité auquel doivent satisfaire les clauses d’élection de for. [2]
Par la suite, statuant à nouveau dans l’affaire Crédit Suisse, [3] la Cour de cassation avait réaffirmé la nécessité d’une identification objective de la juridiction alternative. Elle avait encore affiné sa position dans un arrêt du 3 octobre 2018 [4] en considérant qu’une clause de juridiction unilatérale, qui ne précise ni les règles de compétence d’un État membre ni les critères objectifs permettant d’identifier une juridiction alternative, ne garantissait pas l’exigence de prévisibilité requise par le Règlement Bruxelles I bis.
La question de la validité des clauses attributives de juridiction unilatérales ou asymétriques restait donc complexe et sujette à interprétation par les juridictions françaises.
L’ARRET DE LA CJUE DU 27 FEVRIER 2025 (C-537/23)
Le 27 février 2025, la CJUE a rendu une décision importante (C-537/23) concernant la validité des clauses attributives de juridiction asymétriques. Cette décision, venant à la suite d’une question préjudicielle posée par la Cour de cassation française, apporte un éclairage nouveau.
La CJUE considère notamment que les clauses attributives de juridiction asymétriques peuvent être valides, mais sous certaines conditions strictes :
- Autonomie en vertu du règlement Bruxelles I bis : tout d’abord, la CJUE pose pour principe que la validité d’une clause attributive de juridiction asymétrique doit être évaluée selon les critères d’autonomie prévus par le Règlement Bruxelles I bis, et non au regard du droit national de l’État membre visé, ce dans le but d’assurer l’uniformité et la prévisibilité du cadre juridique au sein de l’Union européenne.
- Limitation géographique : la CJUE pose des limites importantes à la validité de ces clauses. La plus notable est que la clause ne peut désigner que des tribunaux d’États membres de l’Union européenne ou d’Etats parties à la Convention de Lugano, au risque, dans le cas contraire, de ne pas être conforme aux objectifs de prévisibilité, de transparence et de sécurité juridique , car la compétence de la juridiction serait le résultat de l’application des règles de droit international privé de pays tiers , créant de fait un risque accru de conflits de compétence préjudiciable à la sécurité juridique.
- Facteurs objectifs et précis : la clause doit également identifier des facteurs objectifs et suffisamment précis pour permettre au tribunal saisi de s’assurer de sa compétence.
- Compatibilité avec les règles protectrices : enfin, la clause ne doit pas être contraire aux règles de compétence en matière d’assurance, de contrats à la consommation ou de contrats individuels de travail, ni aux règles de compétence exclusive (principalement en matière d’immobilier, de droit des sociétés et de propriété intellectuelle).
IMPACT ET PERSPECTIVES
L’arrêt de la CJUE du 27 février 2025, même s’il apporte des clarifications importantes, ne met pas fin au débat sur la validité des clauses attributives de juridiction asymétriques dans l’Union européenne.
Notamment du fait de la limitation territoriale aux seuls tribunaux des États membres de l’Union européenne ou d’Etats parties à la Convention de Lugano, puisque dans certains secteurs (e.g. en matière de financement), les contrats peuvent désigner des juridictions tierces, à l’instar des tribunaux britanniques. Bien que l’arrêt de la CJUE ne leur soit pas directement applicable, les tribunaux de l’Union européenne pourraient les interpréter à la lumière de cet arrêt. Par ailleurs, on retrouve avec l’exigence de facteurs d’identification objectifs les difficultés rencontrées devant la première chambre civile de la Cour de cassation notamment face à des clauses désignant, au bénéfice d’une partie, « tout tribunal compétent », sans autre spécification.
La décision à venir de la Cour de cassation dans l’affaire à l’origine de la question préjudicielle devrait apporter des indications sur la manière dont les tribunaux français interpréteront les conditions posées par la CJUE.
CONCLUSION
L’arrêt de la CJUE du 27 février 2025 constitue une étape importante dans la clarification du droit applicable aux clauses attributives de juridiction unilatérales ou asymétriques. En affirmant la validité de principe de ces clauses, tout en posant des limites strictes à leur utilisation, la CJUE contribue à renforcer la sécurité juridique et la prévisibilité dans les transactions internationales. Toutefois, des questions subsistent, notamment en ce qui concerne l’interprétation des « facteurs objectifs » et l’impact de la limitation géographique des tribunaux désignés. Il est donc essentiel de suivre attentivement les développements jurisprudentiels à venir de la Cour de la cassation afin de connaître sa position pour une application optimale de ces principes.
Contacts
Si vous avez des questions ou souhaitez plus d’informations sur les questions abordées dans ce LawFlash, veuillez contacter les personnes suivantes :
[1] Cass. 1ère civ., n°11-26022, 26 septembre 2012, arrêt Rothschild.
[2] À noter que la chambre commerciale de la Cour de cassation avait adopté de son côté une approche plus libérale (Cass. com., 11 mai 2017, n°15-18758, arrêt Diemme), en actant dans cet arrêt que « la Cour d’appel avait constaté la volonté des parties de convenir d’une prorogation de compétence dans les termes du contrat, peu important que cette clause attributive ne s’impose qu’à l’une des parties ».
[3] Cass. 1ère civ., 7 février 2018, n° 16-24.497, arrêt Crédit Suisse.
[4] Cass. 1ère civ., 3 octobre 2018, n°17-21309, arrêt Dexia.